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Les zones humides, une source inépuisable d’inspiration artistique

S'émerveiller
Les zones humides, une source inépuisable d’inspiration artistique
Charlotte Tamisier
21/2/2024

Objet de science et de politique, notion technique et médiatique, les zones humides sont également une source inépuisable d’inspiration pour les artistes. De la poésie à la peinture en passant par le cinéma, La Corneille vous propose de (re)découvrir cet écosystème à travers une sélection d’œuvres littéraires et graphiques.

Yoshiwara : Fuji Marsh and Ukishima Plain, no. 15 from the series "Famous Sights of the Fifty-three Stations, 1855, Utagawa Hiroshige, Color woodblock print. Crédit : Clarence Buckingham Collection
Là où l’eau engorge les sols, et où se love l’humidité,
Là où les landes et les prairies sont inondées,
Là où séjournent tantôt les grues tantôt les grives
Où les roseaux peuplent les rives,
Là où s’étendent les tourbières,
Où le lézard vivipare laisse ses ornières,
Là où les forêts de palétuviers se déploient,
Et où les crabes de toute sorte sont rois :
S’ouvre le royaume inquiétant et splendide
Des zones humides.

Un monde à part entière…

Les zones humides, à la croisée des espaces terrestres et aquatiques, fascinent les artistes par leur singularité. À l’écart des autres paysages par leurs couleurs et leurs formes, leur végétation et leurs chuchotements ces milieux semblent former un monde à part entière qui recèle de mystères comme l’exprime Guy de Maupassant dans sa nouvelle "Amour" :

"Le marais, c’est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses voix, ses bruits et son mystère surtout." [1]
The Swamp, William Gibb, aquarelle sur papier conservée à la Sarjeant Gallery.

L’homme de lettres et naturaliste américain Henry David Thoreau perçoit également la singularité de ces milieux. Il aime marcher à travers les marais et observer la végétation sauvage et abondante qui se dresse sur les sols tourbeux. Il en vient même à élever les marais au rang du sacré dans son essai De la marche (1862) :

"J'entre dans un marais comme en un lieu sacré - un sanctum sanctorum- Il y a la force, la moelle de la Nature." [2]

Cette dimension symbolique se retrouve également dans la pop culture et notamment dans la saga Star Wars. L’Empire contre-attaque (1980) réalisé par Irvin Kershner met ainsi en scène une planète entièrement formée de marécages, nommée “Dagobah”. Cet astre abrite d’étranges créatures comme des arbres dont les racines se transforment en araignées ou un serpent-dragon. Dans ce paysage onirique, la “Force” est particulièrement puissante, davantage que sur d’autres planètes. C’est dans ce sanctuaire que le jeune Luke Skylwalker débute sa formation de Jedi auprès du grand maître Yoda.

…qui sème le trouble...

Ces paysages si particuliers sont aussi le décor de récits inquiétants. En effet, comme le note le géographe Bertrand Sajaloli : “les grandes zones humides sont associées à des peurs irrationnelles ou à des pratiques magiques”. Dans son recueil Légendes Rustiques (1858), l’écrivaine George Sand décrit à plusieurs reprises des créatures fantastiques qui vivent dans les marécages et qui suscitent l’effroi. Il y a par exemple “les demoiselles” qui peuplent les mares et les étangs, ou encore les terrifiantes lavandières :

Autour des mares stagnantes (…) on entend durant la nuit le battoir précipité et le clapotement furieux des lavandières fantastiques.”[3]

Dans de nombreux récits littéraires, les zones humides détonnent aussi par leur aspect macabre. Les eaux stagnantes sont alors le théâtre de drames, comme la mort d’Ophélie dans Hamlet (1603). Ce personnage de Shakespeare, devenu un thème récurrent dans la littérature et la peinture, inspira Arthur Rimbaud à son tour qui lui consacra un poème en 1870. Par petite touche, ces vers décrivent les rives d’un fleuve sur lesquelles s’étale une végétation ripisylve faite de "roseaux" et de "saules" [4]. Parmi cette végétation typique des milieux humides flotte le fantôme d’Ophélie, entourée de nénuphars.

Ophelia, vers 1851, John Everett Millais, huile sur toile conservée au Tate Britain.

La mort d’Ophélie n’est pas la seule représentation artistique sinistre des milieux humides. Dans le roman de Boris Vian l’Écume des jours (1947), l’eau est placée sous le signe de la tragédie. Les nénuphars renvoient à une maladie tandis que les marécages sont choisis à la fin de l’œuvre comme décor d’un cimetière.

…et qui provoque l’émerveillement

L’apparence lugubre des zones humides n’est cependant pas le seul leitmotiv des artistes. Si ces milieux peuvent provoquer l’effroi, ils provoquent aussi l’émerveillement. Chez Aldo Léopold, par exemple, les zones humides sont loin d’être des paysages vides et lugubres, au contraire ce sont des écosystèmes aimables, qui grouillent de vie. Dans son Almanach, il se plaît à décrire le paysage sonore des marais, car comme il le confesse :

"Arriver trop tôt dans le marais, c'est une aventure d'écoute à l'état pur ; l'oreille est libre de capter tous les sons de la nuit, sans interférence de la main ou du regard." [5]

De son côté, le peintre français Félix Ziem, connu notamment pour ses représentations de paysages marins, a consacré de nombreuses aquarelles à la Camargue. Il y capture les vives lumières qui colorent le ciel, et la faune qui s’y déploie avec majesté, en particulier les flamants roses. Cette vaste zone humide devient alors une source d’enchantement pour les spectateurs.

La Camargue, coucher de soleil, Félix Ziem, 2e moitié du 19e siècle, aquarelle conservée au Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris. Crédits : Paris Musées.

Un monde en voie de disparition ?

Les zones humides, qu’elles soient macabres ou féeriques, ne laissent pas indifférents les artistes.

Oui mais voilà, les zones humides naturelles sont de moins en moins nombreuses. Sur Terre, 35 % d’entre elles ont disparu entre 1970 et 2015, d’après les “Perspectives mondiales pour les zones humides de la Convention de Ramsar (2018). Leur déclin conduit non seulement à une perte majeure de biodiversité, mais conduit aussi à faire disparaître des espaces de rêverie et de poésie.

Quelques ressources pour prolonger l’échappée :

Notes :

[1] Guy de Maupassant, « Amour » dans Le Horla, Albin Michel, Paris, Maurice Ganon Éditeur, 1970, 56-57 p.

[2] Henry David Thoreau, De la marche, Mille Et Une Nuits, La petite collection, 2020, 42p.

[3] George Sand, « Les Laveuses de nuit » dans Légendes Rustiques, Paris, Calmann Lévy éditeur, 1888, 29-30p.

[4] Arthur Rimbaud, « Ophélie » dans Les Cahiers de Douai, Editions Gallimard, 1999, 57p.

[5] Aldo Léopold, « Octobre » dans Almanach d’un comté des sables, Flammarion, Paris, 2000, 86-87p.

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Charlotte Tamisier